
Le corps au regard de l’islam
Nombreux sont les clichés sur la place du corps en islam. Tantôt il est tout de volupté et l’on en jouit sans entraves, tantôt il est prisonnier d’un carcan qui le condamne à la morosité et à la frustration. Qu’en est-il ? Retour sur l’histoire de ce corps.
Il n’était ni d’une grandeur excessive ni d’une petitesse ramassée mais d’une taille moyenne. Ses cheveux n’étaient ni très crépus, ni droits, mais longs et ondulés. Son visage n’était pas trop gros ni ses joues trop gonflées. Sa peau était blanche, teintée de rose. Ses yeux étaient très noirs et ses cils longs. Ses membres et sa carrure étaient forts. Il avait de longs poils sur la poitrine mais courts sur les mains et les pieds. Quand il marchait, il hâtait le pas, comme s’il descendait une côte. Quand il se retournait, c’était de tout son corps. Il portait entre les épaules le sceau de la prophétie, lui qui était le Sceau des prophètes… ». Tel apparaît le Prophète Mohammed aux yeux de Ali, son gendre et cousin. Anas b. Mâlik, jeune serviteur du Messager d’Allah, en donne une image presque semblable. Du reste comme le rappelle l’islamologue Denis Gril, tous les recueils de hadiths comportent un chapitre consacré à la description physique du Prophète (sifat al-nabî), constituant ainsi une sorte de vulgate en la matière. Le Coran, en revanche, reste muet sur le sujet. Seul son cœur qui fut le réceptacle de la Révélation y est évoqué : « L’esprit fidèle l’a fait descendre sur ton cœur pour que tu sois de ceux qui avertissent » (Sourate des Poètes).
Le corps du Prophète
A lire les descriptions de ceux qui, dans la Tradition musulmane, affirment n’avoir « jamais vu, ni avant lui ni après, quelqu’un comme lui », on est frappé par le caractère d’exception de ce corps, défini par le juste milieu et l’absence de traits marqués à l’excès. Ils sont nombreux aussi à rapporter que le Prophète avait un souci particulier de son corps. L’un de ses compagnons, Jâbir b. Abdallâh, témoigne qu’il dégageait un parfum de musc, si bien qu’on pouvait suivre sa trace grâce aux effluves qu’il laissait sur son passage. Mieux : à en croire Aïcha, son épouse favorite, toutes ses sécrétions exhalaient cette senteur musquée. Denis Gril souligne que la relation du prophète Mohammed avec ses épouses a valorisé les soins du corps et l’union conjugale : « Dans ce domaine comme dans d’autres, le corps du Prophète apparaît comme hors du commun. Une tradition rapporte qu’il avait reçu la puissance sexuelle de quarante hommes et qu’il faisait le tour de ses femmes en une nuit ». Autant de qualités qui, comme il est dit dans le Coran, font de l’Envoyé de Dieu « l’exemple par excellence » pour les croyants, sur le plan moral et physique. Dès lors se dessine, pour le musulman, un idéal à atteindre et se met en place une forme d’imitation du Prophète. Imitation difficile à réaliser même si l’on peut s’en approcher, car le Prophète est au commun des mortels ce que la langue du Coran est à l’arabe profane, à savoir inimitable. Toujours est-il que « le modèle prophétique détermine les justes attitudes du bon musulman sunnite en toute occasion, et toute une étiquette inspirée de la Sunna a modelé depuis des siècles le rapport des musulmans au corps » ainsi que l’écrit Catherine Mayer-Jaouen.
En effet, théologiens et juristes (fouqahâ), à quelque école qu’ils appartiennent, vont s’employer à interpréter les hadiths et à définir à partir de là une « politique du corps » pour les actes religieux comme pour ceux de la vie quotidienne. Il en est résulté une abondante production théologico-juridique qui traite du corps et de ses usages. Cette production fixe avec minutie des normes concernant le pur et l’impur, le licite et l’illicite, tout particulièrement en ce qui touche à la sexualité. Certaines de ces normes sont demeurées intangibles : il n’est que de citer celles, éminemment corporelles, qui règlementent les ablutions (petites et grandes), la prière avec sa gestuelle très codée, la circumambulation du pèlerinage à La Mecque (tawâf), le jeûne de Ramadan ou encore la circoncision, laquelle est plus une tradition qu’un impératif religieux. D’autres normes seront plus ou moins suivies à la lettre mais elles se maintiendront en dépit de pratiques sociales diverses et variées. C’est le cas de celles qui s’appliquent au corps comme objet de désir et de plaisir. Sur ce point, l’exigence normative des juristes coexistera jusqu’au XIXème siècle avec une littérature- et dans l’islam indien et iranien, une peinture – exaltant le corps et les délices de la chair. Paradoxalement, ces deux types de production exclusifs l’un de l’autre se réclament d’une seule et même Loi.
Depuis l’émergence de l’islam politique dans le premier quart du XXème siècle, force est de constater qu’un discours pudibond qui prône la mise sous contrôle du corps s’est imposé. Faut-il en déduire pour autant, s’interroge Frédéric Lagrange, qu’il y aurait eu dans l’histoire de l’islam un « avant », où l’hédonisme aurait eu libre cours, et un « après », où joies du corps et pulsions naturelles seraient réprimées ? Pour reprendre le titre de son livre consacré à cette thématique, peut-on opposer de manière radicalement antinomique « islam d’interdits »et« islam de jouissance » ?
Le paradis ou l’éternelle jouissance
Au Moyen-âge, dans la légende noire sur la « révélation du Prophète » qui circulait à travers le monde chrétien, une des critiques les plus récurrentes tirait argument du paradis promis par l’islam, pour en faire une religion toute tournée vers la sensualité et dénuée de la moindre dimension spirituelle. Représentation caricaturale forgée par la chrétienté qui, se sentant menacée par le message de ce « faux prophète », s’attache, au moyen de textes virulents, à déconsidérer la nouvelle religion et à prévenir le risque de conversions. Cela étant, on trouve bel et bien en islam un paradis conçu comme lieu de délices où les élus sont récompensés. Le Coran est riche en versets évocateurs qui décrivent ces jardins où coulent des fleuves de lait, de vin, de miel, où les arbres ploient sous toutes sortes de fruits, où des vierges éternelles à la beauté sans pareille attendent les bienheureux, où des éphèbes circulent avec des coupes emplies d’un succulent breuvage… De nombreux hadiths abondent dans le même sens, sans parler des exégèses et des traités qui ont longuement glosé sur cet au-delà. Pour exemple, retenons le livre consacré à l’enfer et au paradis par le théologien très populaire Al-Souyoûti (XVème siècle), auteur d’un commentaire du Coran apprécié jusqu’à ce jour. Abdelwahab Bouhdiba le cite dans son ouvrage précurseur, La sexualité en Islam (1975). Il souligne que les descriptions hautes en couleur et sans équivoque qui sont données dans ce type d’écrits ont façonné durablement les représentations dans les sociétés musulmanes. Si le paradis selon Al-Souyoûti offre des plaisirs spirituels à ceux qui pourront les atteindre, les délices charnels qu’il se complait à décrire y sont accessibles au grand nombre. Mais l’homme y a la part du lion comparé à la femme. Le bienheureux y dispose de soixante-dix alcôves contenant chacune soixante-dix lits. Là, l’attendent des houris « toutes amoureuses de leurs maris » et qui « des orteils aux genoux sont en safran, des genoux au sein en musc, des seins au cou en ambre, du cou à l’extrémité de la tête enfin en camphre… ». Chaque fois qu’il couche avec l’une d’elles, il la trouve vierge et sa puissance sexuelle en est démultipliée : « d’ailleurs, la verge de l’Elu ne se replie jamais. L’érection est éternelle. A chaque coït correspond un plaisir, une sensation délicieuse… ». Bref, le rêve… mais redescendons sur terre.
Une police du corps
En ce bas-monde, pour l’islam comme pour les deux autres monothéismes, l’œuvre de chair est licite, à condition qu’elle soit réalisée dans le cadre du mariage canonique. Chez les musulmans, dans celui du nikâh. Ainsi circonscrit, l’exercice de la sexualité est une obligation pieuse car sa finalité sacrée est la procréation, comme le veut cette injonction du Prophète : « Coïtez et procréez ! ». Impératif religieux certes, qui va cependant de pair avec l’obligation de satisfaire le conjoint. Autrement dit, le nikâh admet le plaisir comme complément naturel au commandement divin de reproduction, et sans doute comme préfiguration des délices du paradis. L’œuvre de chair étant un des bienfaits d’Allah, elle s’exerce non seulement sans culpabilité mais elle vous absout de vos péchés au regard de Dieu. Le Prophète ne disait-il pas : « Quand un homme regarde son épouse et qu’elle le regarde, Dieu pose sur eux un regard de miséricorde. Quand l’époux prend la main de l’épouse et qu’elle la lui prend, leurs péchés s’en vont par l’interstice de leurs doigts… La volupté et le désir ont la beauté des montagnes… » ?
Il reste que les interprétations humaines de la Loi données par les fouqahâ auront prétention à contrôler les corps, à surveiller et punir les passions charnelles. Ils s’appuient sur le Coran, lequel condamne concupiscence et plaisirs sensuels illicites, en ce qu’ils détournent de Dieu. Ces juristes s’assigneront aussi la tâche de suppléer aux silences de la Loi divine sur tel ou tel point, par un luxe de détails relevant d’une étourdissante casuistique. Ainsi en est-il de la déontologie du regard qui a pour corollaire la notion de ‘aoura : « chaque œil est adultère », lit-on notamment chez Ibn Hanbal (mort en 855). On comprend alors que le regard (comme le port du vêtement) ait fait l’objet de tant de commentaires dont le plus fouillé est sans doute le Livre du regard (Kitâb al-nazar) d’Ibn Al-Qattân al-Fâssi, propagandiste sourcilleux de la morale rigoriste des Almohades mais réputé corrompu autant qu’ivrogne par ses détracteurs.
La ‘aoura d’une personne désigne les parties de son corps qu’elle ne peut pas donner à voir et qu’autrui ne peut pas regarder (à la seule exception du médecin en cas de nécessité). La localisation de la ‘aoura varie selon les écoles juridiques et diffère selon qu’il s’agit de la femme ou de l’homme, des jeunes filles et jeunes garçons et même de l’hermaphrodite dont le cas est évidemment plus complexe. Chez l’homme, elle recouvre la partie située entre le nombril et les genoux. Elle est plus extensible pour la femme. D’après certains, celle-ci ne peut laisser apparaître que son visage, ses mains et ses pieds. Pour d’autres c’est elle-même et son corps entier qui est ‘aoura, et source de séduction dont risque d’être victime l’homme qui la regarde. Voilà qui justifie du même coup la claustration de la femme dans l’espace privé et consacre la séparation des sexes dans les sociétés musulmanes. Le port du voile qui lui est prescrit n’étant qu’une extension à l’extérieur de sa claustration à l’intérieur. Dans ce contexte, la nudité totale est forcément proscrite, même quand on est seul. Pour la tradition, rappelle A. Bouhdiba, la solitude absolue n’existe pas dans un monde partagé avec les djinns et les anges : « N’entrez jamais dans l’eau sans drap car l’eau a des yeux ». De telles prescriptions normatives et une codification si minutieuse doivent être comprises pour ce qu’elles sont : l’élaboration d’un discours apologétique et défensif de la Loi de Dieu.
Libertinage et amours interdites
« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres », écrivait Mallarmé. Ce vers résumerait-il ce qu’il en est de l’éthique du corps en islam telle que nous venons de l’évoquer ? Non. A côté de ce discours de la foi, l’islam, envisagé non plus comme religion mais comme civilisation, a engendré une culture du corps qui le valorise voire l’exalte. Que l’on songe au hammâm-ce haut lieu de la nudité, de la promiscuité physique, du soin du corps et même de l’érotisme – qui a résisté à toutes les censures. Que l’on songe aux Mille et Une Nuits bien sûr, mais aussi à la littérature du moujoûn, impudique et grivoise, écrite souvent par de vénérables théologiens et juristes. Ceux-ci, comme en témoigne Yâqout dans son Mou’jam al-Oudabâ (Dictionnaire des écrivains, XIIIème siècle), se retrouvaient lors de veillées durant lesquelles « chacun trempait sa barbe dans le breuvage interdit…on dansait alors non sans avoir préalablement ôté vêtements et pantalons…Le lendemain, ils retrouvaient leur puritanisme coutumier, leur dignité affichée…qui conviennent aux cadis ainsi que la pudeur qui sied aux grands cheikhs ». Cette littérature sacrifie sans complexe à Eros, souvent sur le mode du libertinage et de la transgression. Ainsi du Cheikh Al-Souyoûti, encore lui, dans son livre consacré au nikâh. Bouhdiba, qui en a traduit des extraits, fait remarquer qu’il parodie avec impertinence les prêches du vendredi à la mosquée, ajoutant au plaisir physique celui de contrevenir à la morale commune : « Louange à Dieu qui créa les femmes minces pour recevoir les assauts impétueux des hommes virils ! Louange à Dieu qui créa les verges droites et dures comme les lances pour guerroyer dans les vagins et guère ailleurs ! Louange à Celui qui fit que notre préférence doit toujours aller aux filles et jamais aux garçons ! Louange à Celui qui nous fit don du plaisir de mordiller et de sucer les lèvres, de poser poitrine contre poitrine, cuisse contre cuisse et de déposer nos bourses au seuil de la porte de la clémence ! Vous qui croyez, puisse Dieu être pour vous Clément, soyez attentifs, usez pleinement de tant de plaisirs si délicats ! ».
La préférence explicite du Cheikh pour les filles n’est pas exclusive chez tous : d’autres auteurs, bien que les réprouvant, accordent leur place aux « amours interdites ». Al-Tîfâchî (mort en 1253), y consacre une bonne partie de ses Délices des cœurs; Ibn Souleïman (XVIème), savant religieux et haut dignitaire de la Sublime Porte, dans son livre, Pour que le vieillard retrouve sa jeunesse, donne des remèdes qui exacerbent le saphisme, raconte des histoires crues de zoophilie, décrit des scènes de sodomie entre hommes en citant Abou Nouwas, lequel ne se cachait pas, loin de là, d’affectionner le miel des filles-garçonnes et surtout celui des éphèbes. Les auteurs de ces textes licencieux, tout comme les fouqahâ, condamnent l’homosexualité par fidélité à l’enseignement du Prophète. Cependant, ils ont manifesté un intérêt si particulier à la relation amoureuse et charnelle entre l’homme adulte et l’éphèbe, qu’on est en droit de se demander s’il n’y a pas là une reconnaissance de facto sinon de jure de la chose. Il n’en demeure pas moins que, jusqu’à aujourd’hui, de tous les interdits portant sur le corps, ceux qui concernent la femme -toujours assimilée à la lubricité et à l’impureté- sont les plus tenaces. Pourtant les sociétés musulmanes, qui n’échappent pas à la mixité, à la présence féminine dans l’espace public et à la diffusion d’images de la nudité venues d’ailleurs, connaissent de fait une forme de sécularisation du corps. Celle-ci bouleverse les repères traditionnels, créant un désarroi certain et du même coup un besoin de protection. La fréquence du port de la « tenue islamique » pour les femmes et les hommes n’en est-elle pas un symptôme parmi d’autres ? Et que dire de la demande pressante de fatwas adressées dans les médias et sur internet aux cheikhs et autres conseillers en sexo-théologie ?
Mais l’amour, même en islam, est « enfant de Bohême » et le corps, comme le cœur, a ses raisons que la raison ne connaît point.
Par Ruth Grosrichard